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Allocution de Sophie Bingelli – lauréate du Prix Ste Édith Stein 2022

Permettez-moi tout d’abord de vous remercier de l’honneur que vous me faites  en me conférant ce prix sainte Edith Stein aujourd’hui. Je me réjouis aussi que sœur Cécile du carmel de Montmartre reçoive ce prix en même temps que moi. Nous avons en effet souvent l’occasion de travailler ensemble pour approfondir la pensée, la personnalité et la spiritualité de sainte Thérèse Bénédicte de la Croix, puisque le carmel de Montmartre accueille fidèlement notre Groupe de recherche Edith Stein.

De longues années de travail sur Edith Stein m’ont permis de tisser avec elle, ou plutôt lui ont permis de tisser avec moi, une véritable amitié. Lors des nombreux séjours dans les archives Edith Stein du carmel de Cologne, j’ai eu entre les mains les manuscrits si divers d’Edith, maintenant tous numérisés. Je travaillais alors avec Sr Maria-Amata Neyer si proche d’Edith ; Sr Amata avait elle-même rejoint le carmel de Cologne à l’âge de 20 ans, en 1942 ou en 1943 ; elle connaissait très bien Teresa Renata Posselt, la première biographe d’Edith. En l’an 2000 et dans les années qui ont suivi, j’ai participé à l’édition allemande de l’œuvre complète d’Edith Stein (Edith Stein Gesamtausgabe), en particulier les volumes 13 et 20. J’ajoute un autre point personnel : Edith Stein et Rosa auraient dû rejoindre la Suisse en 1942 ; je connais bien le carmel du Pâquier qui aurait dû l’accueillir, car j’ai vécu dans la ville voisine pendant toute ma jeunesse. C’est donc depuis bien longtemps que je connais Ste Thérèse Bénédicte de la Croix.

Ici à Wroclaw, je peux feuilleter avec bonheur de nombreuses pages de la vie d’Edith. Il y a tant d’endroits qui me parlent d’elle. J’ai eu l’occasion de mener à plusieurs reprises des pèlerinages sur les pas d’Edith, et à chaque fois, la venue à Wroclaw et la visite des lieux étaient décisifs pour mieux la connaître. En particulier sa maison familiale si bien entretenue grâce à l’Association Edith Stein qui chaque fois nous a accueillis chaleureusement.

Je voudrais brièvement évoquer quelques événements familiaux qui me touchent particulièrement. Tout d’abord Rosa, la sœur aînée, qui suivit la benjamine  dans son cheminement de foi. Il me plaît de citer ce passage dans lequel Edith raconte les derniers instants avant que le train ne se mette à rouler et ne l’emmène à  Cologne, le 13.12.1933 à 7h54, après avoir assisté à la messe matinale en l’église St Michel. « Rosa était si paisible, comme si elle m’accompagnait dans la paix du couvent ». Alors qu’elle en avait eu l’intention, comme elle l’écrit dans la vie d’une famille juive, Edith ne racontera pas les péripéties qui ont conduit Rosa à s’engager sur le même chemin qu’elle. Un lien fort unit Edith, Rosa et leur mère : Augusta Stein meurt le 14.9.1936, au moment même où Edith renouvelle ses vœux. Rosa attend le décès de la maman pour recevoir le baptême, afin de ne pas lui infliger une nouvelle épreuve. Lorsqu’elle arrive à Cologne le 16.12.1936, quelle merveilleuse Providence a préparé  leurs retrouvailles ! C’était la première fois que Rosa voyait sa sœur depuis son entrée au Carmel. Or, la veille de son arrivée, le 14.12.1936, Edith est tombée dans l’escalier et s’est cassée la main gauche et le pied gauche. Voici donc que Rosa retrouve sa sœur, non pas derrière les doubles grilles du parloir dans le carmel, mais peut s’asseoir à son chevet à l’hôpital. Le 24.12.1936,  Rosa reçoit le baptême et la première communion dans l’église Ste Elisabeth de l’hôpital de Cologne Lindenthal, à 16h, en présence d’Edith. Comme robe de baptême, Rosa porte le manteau blanc de chœur de sa sœur carmélite. Edith composera une prière, « Nuit Sainte », pour l’anniversaire du baptême de Rosa.

Mon Seigneur et mon Dieu, tu m’as conduite sur un long chemin obscur, pierreux et dur. Maintes fois mes forces faillir m’abandonner, à peine j’espérais voir un jour la lumière. Pourtant au plus profond de la douleur où mon cœur se figeait, une étoile claire et douce se leva pour moi. Elle me conduisit fidèlement – je la suivis d’abord hésitante, puis de plus en plus confiante […].

Le secret que je devais cacher dans le fond de mon cœur, je peux maintenant le proclamer à haute voix de points je crois – je confesse ! […]

Est-il possible Seigneur que renaisse celui qui a déjà franchi la moitié de sa vie ? Tu l’as dit, et pour moi c’est devenu réalité.

Lorsque je lis cette prière, je ne peux m’empêcher de penser que ces lignes s’appliquent tant à Rosa qu’à Edith elle-même. Leurs chemins se rejoindront d’abord à Echt, à l’ombre du Carmel ; une même destinée les unira au peuple juif dans le drame incommensurable de la Shoah.

Je voudrais aussi faire mémoire du père et de la mère d’Edith, car j’aime visiter leurs tombes dans le cimetière juif où ils reposent maintenant. En ce jour de l’anniversaire de la naissance d’Edith, en la fête de Yom Kippour, comment ne pas rappeler les racines juives d’Edith et le témoignage de sa mère. Un immense respect douloureux caractérise le regard de chacune sur la foi de l’autre. Ainsi, au retour de la synagogue, la maman, sachant qu’Edith va la quitter et rejoindre le carmel de Cologne, engage le dialogue :

« La prédication n’était-elle pas belle ? » « Si. » « On peut donc aussi être juif et pieux ? » « Bien sûr – quand on n’a rien connu d’autre. » La réplique vint désespérée. « Pourquoi l’as-tu connu ? Je ne veux rien dire contre lui. Il se peut qu’il ait été un homme très bon. Mais pourquoi s’est-il fait Dieu? »

Pour Edith, la valeur de la foi de sa mère et sa puissance d’intercession ne font pas de doute.

La nouvelle de sa conversion est une rumeur totalement infondée. Je ne sais qui a pu la faire courir. Ma mère a tenu bon jusqu’au bout dans sa foi. Mais comme sa foi et sa solide confiance en Dieu se sont maintenues de sa prime enfance jusqu’à sa 87ème année, et ont été ce qui ultimement est resté vivant en elle en sa dure agonie, j’ai la ferme assurance qu’elle a trouvé un Juge très bienveillant et qu’elle est maintenant celle qui m’aide le plus fidèlement à parvenir moi aussi au but.[1]

Lors de la béatification à Cologne, le 1.5.1987, st Jean-Paul II a salué Edith Stein comme « fille d’Israël » ; « cette remarquable fille d’Israël […] fut en même temps fille du Carmel » ; « authentique adoratrice de Dieu – en esprit et en vérité ».

La canonisation à Rome, le 11.10.1998, suivait la publication de l’encyclique Fides et ratio (14.9.1998) dans laquelle Jean-Paul II nomme Edith Stein parmi d’autres penseurs pour « la recherche courageuse » qu’ils ont conduite sur « le rapport fécond entre la philosophie et la parole de Dieu »[2].

Dans la lettre pour la proclamation des co-patronnes de l’Europe du 1.10.1999, Jean-Paul II accorde une place importante à Edith Stein :

Par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de martyre, [Edith Stein] jeta comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec un intuition sûre au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine et, en fin de compte, faisant résonner par son martyre les raisons de Dieu et de l’homme face à la honte épouvantable de la « shoah ». Elle est devenue ainsi l’expression d’un pèlerinage humain, culturel et religieux qui incarne le noyau insondable de la tragédie et des espoirs du continent européen.[3]

Jean-Paul II se montre aussi attachée à la pensée d’Edith sur la femme : « les pages dans lesquelles elle explora la richesse de la féminité et la mission de la femme du point de vue humain et religieux sont vraiment pénétrantes »[4].

C’est à st Jean-Paul II que nous devons le cursus ecclésial d’Edith : bienheureuse, sainte, co-patronne de l’Europe, et ici en ce lieu, je tiens à l’évoquer avec gratitude.

Comment ne pas espérer qu’elle reçoive maintenant le titre de docteur de l’Église ? Voici les éléments de doctrine éminente que je distingue pour ma part dans sa vie et dans ses écrits :

  1. le lien entre la Première et la Nouvelle Alliance, avec comme thèmes : le Christ grand prêtre, le Yom Kippour et le Vendredi Saint, Esther et Marie, Israël et l’Église
  2. l’expérience de la recherche de la Vérité : phénoménologie et  science de la croix
  3. l’anthropologie concrète qui permet de prendre conscience de la spécificité de l’être humain avec la dimension spirituelle du corps humain, le « je » humain, la liberté, la différence homme et femme, etc.
  4. l’expérience humaine et spirituelle de la recherche du sens de la vie personnelle et de l’histoire humaine
  5. le baptême comme mystère d’alliance pour le monde en feu

Ici à Wroclaw, avec l’Association Edith Stein, avec le carmel et avec l’Église entière, j’espère de tout cœur qu’Edith Stein devienne docteur de l’Église, pour le bien des hommes et des femmes qui cherchent un sens à leur vie, dans notre monde en feu.


[1] Lettre à Sr Callisata Kopf, 4.10.1936

[2] Jean-Paul II, Fides et ratio, 14.9.1998, n°74.

[3] Jean-Paul II, « Lettre apostolique en forme de motu proprio pour la proclamation de Sainte Brigitte de Suède, Sainte Catherine de Sienne et Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, co-patronnes de l’Europe », 1.10.1999, n° 3.

[4] Ibid. n°8.