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« VIE D’UNEFAMILLE JUIVE » Edith et Erna racontent la vie dans la maison au 38 Michaelisstrasse

C’est 1910. Augusta Stein achète une maison au 38 Michaelisstrasse
HISTOIRES DE FAMILLE

« Quelques années auparavant s’était déroulée la courte tragédie conjugale de ma sœur Frieda, et Arno s’était marié
peu après Frieda. […] La spacieuse demeure où nous avions emménagé peu après le mariage de Frieda était conçue
pour loger deux familles ; il y avait une séparation verticale et deux cages d’escalier. Arno et Martha emménagèrent
aussi dans cette maison. Pendant un certain temps, nous avons habité ensemble la plus grande moitié et nous avons
loué la plus petite. Puis le jeune couple s’installa dans la petite partie alors que ma mère, ses quatre filles et sa petite
fille Erika occupaient la plus grande. »
« La direction de la maison était passée, depuis des dizaines d’années déjà, aux mains de ma sœur Rosa. […] Quoique
très indépendante pour tenir la maison, elle ne put jamais s’en sentir vraiment la maîtresse, sa mère et ses sœurs
avaient leurs désidérata précis qu’elle devait prendre en compte, après s’y être souvent opposé avec force. »

A CETTE EPOQUE-LA, ERNA ETUDIE LA MEDECINE, EDITH PREPARE SON BACCALAUREAT.
« Mes années de lycée ont été une période heureuse. En Obersekunda, j’ai dû faire encore quelques efforts pour me
mettre à niveau ; mais les deux dernières classes ont été un jeu d’enfant. Lorsque nous n’avions pas de rédaction à
faire, j’avais presque toujours fini mes devoirs à quatre heures et j’avais presque tout le reste de l’après-midi libre pour mes occupations préférées. Ce que j’ai lu alors des grandes œuvres a été ma provision pour toute la vie. Cela m’a été
très utile plus tard, lorsque j’ai dû moi-même donner des cours de littérature. Aller au théâtre me donnait encore plus
de joie que de lire. Lorsque en ces années-là un drame classique sortait à l’affiche, je le considérais toujours comme
une invitation personnelle. […] C’était déjà un plaisir d’être assise dans la salle de théâtre et d’attendre que – au signal
de la sonnerie – le lourd rideau de fer s’élève lentement dans les airs et que se découvre enfin un monde nouveau,
jusque-là inconnu. J’étais alors entièrement prise par ce qui se passait sur la scène et la vie quotidienne disparaissait.
[…] A l’approche du baccalauréat, il était temps pour tout le monde de songer sérieusement à son choix de carrière.
Alors que la famille élargie avait déjà eu connaissance que je m’y préparais, mon cousin Franz me demanda une fois
devant un groupe plus nombreux ce que je voulais étudier. Je lui laissai le soin de deviner. Il passa en revue toutes
disciplines universitaires. A la fin, il me dit : « Je sais : histoire de la littérature ! » J’opinai : « Littérature et
philosophie. » Le visage de ma sœur Frieda s’était de plus en plus allongé au cours de la conversation. Je ne paraissais
pas du tout songer à la vie pratique ! je lisais sa consternation sur son visage et j’en souriais intérieurement. De fait,
j’étais loin de me faire du souci pour le pain de chaque jour. Mais je compris bien sûr que je devais tenir compte de ma
famille. […] Nul ne contrecarra mon choix de carrière. Ma mère s’en fit la protectrice. […] « Fais ce que tu estimes
bien. » Ainsi je pouvais suivre ma voie sans être inquiétée.

LES RÊVES SE RÉALISENT
Elle est admise à l’université et s’inscrit à tous les cours qui l’intéressent :
« Je me trouvais à l’aise dans mon emploi du temps bien rempli et je nageais avec le contentement d’un poisson en
eau claire dans la chaude clarté du soleil. […] Le vieux bâtiment gris sur l’Oder est vite devenu pour moi une patrie que
j’aimais. J’aimais m’installer dans une salle vide durant les temps libres, sur l’un des larges rebords de fenêtre qui
occupaient l’espace creusé dans les murs, et là je travaillais. De ce poste élevé, je pouvais observer le fleuve et le pont
de l’Université plein d’animation et je me faisais l’impression d’être une châtelaine dans son château. Je me sentais
tout autant chez moi dans les bâtiments de du petit séminaire, situés non loin de là et tout aussi vénérables, où nous
avions nos séminaires de psychologie et de philosophie. Et à la bibliothèque universitaire, jadis maison des moines
augustins sur la Sandstrasse. »

ERNA RACONTE:
« Nos années d’université ont été une péripde de travail sérieux, mais aussi d’amitiés merveilleuses. Nous avions une
foule d’amis de deux sexes avec lesquels nous passions loisirs et vacances dans un climat qui, pour l’époque, était
empreint de trѐs grande liberté et dépourvu de préjugés. Nous avions des discussions sur des sujets intellectuelset
sociaux avec des groupes de relations assez larges ou bien dans notre cercle plus restreint d’amis intimes. Edith était
pour nous tous une référence tant pour sa logique infaillible que ses vastes connaissances littéraires et
philosophiques. »

IMPRESSIONS D’EDITH :
« Si les nombreux événements qui impliquaient tous les étudiants et les relations amicales ne portaient pas préjudice à
mon travail, quelque chose devait bien en souffrir : il ne me restait presque plus de temps à passer en famille. Les
miens n’avaient l’occasion de me voir presque qu’aux moments des repas – et encore pas toujours. Quand j’arrivais à
table, jétais souvent en pensée encore dans mon travail et parlais peu. […] j’avais plus de mal qu’Erna à parler de mes
études. Il y avait toujours dans les cliniques des événements que chacun pouvait comprendre et trouver intéressants.
Mes problѐmes philosophiques en revanche n’étaient pas un sujet pour une conversation de table. […] il n’était pas
rare non plus que ma mѐre n’ait pas du tout l’occasion de de me voir de toute la journée, voir même durant deux
jours. Elle se rendait souvent tôt le matin au magasin. […] A mon retour à la maison, tout le monde était déjà
endormi ; sur la table de la salle à manger m’attendait un en-cas préparé avec amour et le courrier qui était arrivé. »
« J’avais étudié pendant quatre semestres à Breslau. J’avais pris part à la vie de cette alma mater plus que la plupart
des étudiants, et on pouvait croire que j’étais tellement attachée à elle que je ne m’en séparerais pas de mon plein
gré. Mais, comme ce fut aussi le cas bien souvent plus tard dans ma vie, je pus alors me dégager d’un léder
mouvement des attaches qui qui semblaient trѐs solides et m’envoler comme un oiseau qui s’est échappé du piѐge.
[…] J’eus l’impression pendant mon quatriѐme semestre que Breslau n’avait plus rien à m’offrir et que j’avais besoin
de nouvelles stimulations. […] On traita au séminaire de Stern des problѐmes de la psychologie de la pensée durant
l’été 1912 et l’hiver 1912-1913, en lien principalement avec les trvaux de l’école de Würzburg […] Je me chargeai de
faire un exposé durant chacun des deux semestres. […] Moskiewicz me surprit un jour occupée à ce travail au
séminaire de psychologie. « Laissez-donc tout ce fourbi, me dit-il, et lisez ceci : aprѐs tout c’est là que les autres ont
tout puisé. » Il me tendit un livre volumineux : c’était le second tome des Recherches logiques de Husserl. […] On vit un
jourdans les journaux illustrés le portrait d’une étudiante de Göttingen qui avait reçu un prix pour son travail

philosophique : Hedwig Martius, la brillante étudiante de Husserl. Mos la connaissait aussi et savait qu’elle venait de
se marier avec un élѐve de Husserl plus âgé, Hans Theodor Conrad. Un soir où je rentrais encore une fois à une heure
tardive, à la maison, je trouvai sur la table une lettre venant de Göttingen. Richard Courant, mon cousin, y était depuis
peu maître de conférences de mathématiques et il venait de se marier avec son amie d’études Nelli Neumann, qui
était de Breslau. Cette lettre était écrite par Nelli et adressée à ma mѐre pour la remercier du cadeau de mariage que
nous leur avions offert. Elle décrivait aussi la vie du jeune couple ; et venait ensuite la phrase suivante : « Richard m’a
amené en cadeau de mariage beaucoup d’amis, mais peu d’amies. Ne voudrais-tu pas envoyer Erna et Edith étudier
ici ? cela retablirait une sorte d’équilibre. » C’était juste la derniѐre impulsion qui me manquait encore. Le lendemain
j’annonçai à l’étonnement de ma famille que je voulais partir à Götingen pour le prochain semestre d’été. Comme ils
ignoraient tout de mon cheminement antérieur, ce fût comme un éclair soudain dans un ciel serein. Ma mѐre déclara :
« Si c’est nécessaire pour tes études, je n’y ferai assurément pas obstacle. » Mais elle était trѐs triste – bien plus triste
que ne le justifiait une séparation pour un court semestre d’été. »
TEMOINAGE D’ERNA BIBERSTEIN-STEIN
Puis Edith s’est rendue à Göttingen avec une de nos amies communes, Rose Guttmann, pour y étudier l’histoire et la
philosophie, où elle s’est fait de nouveaux amis, qui l’ont accompagnée fidѐlement toute sa vie. Elle est cependant
restée fidѐle à notre vieux cercle d’amis. […] Quand elle est allée à Fribourg en 1916, pour devenir l’assistante privée
de monsieur Husserl, son professeur de Göttingen, nous avons décidé, deux amies de son cercle intime, […] et moi-
même[…] de passer nos vacances d’été de 1917 avec elle dans la Forêt – Noire. Ce moment aussi est resté pour moi un
souvenir particuliѐrement lumineux, quoique la guerre pesait sur nous.[…] Edith était naturellement présente à mon
mariage en 1920 avec mon camarade d’études Hans Biberstein, et elle a composé pour tous ses neveux et niѐces les
trѐs beaux poѐmes où elle fait revivre les événements les plus joyeux de de nos années détudes et de notre enfance.
Elle était à l’époque enseignante à l’école du monastѐre de Spire, mais elle passait toutes ses vacances à Breslau.
Notre premier enfant, Susanne, est née en septembre 1921 et Edith, qui était justement à la maison, s’est occupée de
moi avec une attention touchante. Une ombre est cependant venue obscutcir cette époque par ailleurs si heureuse.
Elle m’a confié sa résolution de devenir catholique et m’a demandé de commencer à préparer notre mѐre à cette idée.
Je savais que ce serait une des tâches les plus difficiles devant lesquelles je me sois jamais trouvée. Ma mѐre avait
certes toujours été trѐs compréhensiveet elle nous laissait à nous, ses enfants, une grande liberté en tout domaine,
mais cette décision était le coup le plus dur qui pût l’atteindre. […] Même aprѐs sa conversion, elle a continué àvenir
réguliѐrement à la maison. Elle s’est aussi occupé de moi à la naissance de notre fils Ernst Ludwig ; elle aimait
tendrement les deux enfants, comme du reste tous ses neveux et niѐces. Et ils avaient pour elle en retour de l’affection
et du respect. Je me souviens particuliѐrement comment, lorsq’elle travaillait dans sa chambre, elle avait souvent un
des enfants prѐs d’elle et l’occupait avec un de ses livres ; ils en étaient trѐs heureux et trѐs contents.
Lorsqu’en 1933 Edith a dû, àcause de son origine juive, renoncer à sa position de maître de conférences à l’académie
catholique de Münster, elle est revenue à la maison. J’ai été cette fois encore sa confidente, la premiѐre à qui elle a
fait part de sa décision d’entrer chez les Carmélites de Cologne.  »
AU CARMEL DE COLOGNE
« Le dernier jour que je passai à la maison était le 12 octobre, le jour de mon anniversaire. Il coïncidait avec une fête
du calendrier juif, le jour de clôture de la fête des tentes. Ma mѐre participa au service divin dans la synagogue du
séminaire rabbinique. Je l’accompagnai car nous désirions passer le plus de temps possible ensemble ce jour-là. Le
professeur préféré d’Erika, un erudit renommé, fit un beau sermon. […] « Eest-ce que le sermon n’était pas beau ? – Si
– Il y a donc aussi une façon juive d’être pieux ! – Bien sûr, lorsqu’on n’est pas venu à connaître autre chose. » La
réplique arriva alors, désespérée : « Pourquoi en es-tu donc venue à connaître cela ? Je ne veux rien dire contre lui. Il se
peut bien qu’il ait été un homme trѐs bon. Mais pourquoi s’est-il fait Dieu ? » […]
Il y eut beaucoup de visites durant l’aprѐs-midi et le soir, mes frѐres et soeurs, tous leurs enfants, mes amies. C’était
bien car cela faisait diversion. Mais lorsque ensuite ils prirent congé l’un aprѐs l’autre, ce fût trѐs dur. A la fin, nous
restâmes ma mѐre et moi seules dans la piѐce. […] Ma mѐre se cacha alors son visage dans ses mains et se mit à
pleurer. Je me plaçai derriѐre sa chaise et pressai contre ma poitrine sa tête blanche aux reflets argentés. Nous
restâmes ainsi longtemps jusqu’à ce qu’elle se laissât convaincre d’aller au lit. […]
Mon train partait un peu avant huit heures du matin. Elle et Rosa voulûrent m’accompagner à la gare. […] A cinq
heures et demie je sortis comme d’habitude de la maison pour aller à la premiѐre messe à l’église Saint-Michaël. Nous
nous retrouvâmes ensuite réunis autour de la table du petit déjeuner. […] Puis ce furent les adieux. Ma mѐre me serra
dans ses bras et m’embrassa trѐs tendrement. Erika me remercia de tout ce que jąavais fait pour elle. […] Elle conclut
en ajoutant : « Que l’Eternel t’assiste. » Lorsque je serrai Erna dans mes bras, ma mѐre se mit à pleurer à gros
sanglots. Je sortis rapidement. Rosa et Else me suivirent. Lorsque le tramway passa devant notre maison, il n’y avait
personne à la fenêtre pour faire comme d’habitude unpetit signe d’au revoir.

ERNA RACONTE:
« Pour nous aussi, la rupture était cette fois–ci plus radicale, même si Edith elle–même n’a jamais voulu l’admettreet
que, depuis son monastѐre, elle a continué à s’intéresser à tous de la même maniѐre, avec la même affectionet le
même sentiment qu’auparavant d’être des nôtres.
Lorsque j’ai suivi mon mari en Amériqueavec mes enfants enfévrier 1939, elle aurait aimé que nous lui rendions visite
à Echt, où elle s’était rendue entre-temps. Mais nous avions pris nos billets pour passer par Hambourg et nous n’avons
pas voulu le faire, car la frontiѐre hollandaise était tenue pour particuliѐrement malaisée à passer. Nous avons
continué à nous écrire et j’étais alors rassurée dans une certaine mesure, croyant qu’elle était à l’abri de la main de
Hitler dans la paix du monastѐre, ainsi que Rosa, qui avait, elle aussi, par l’entremise d’Edith, trouvé refuge à Echt.
Malheureusement, ce que je croyais s’est averé inexact. Les nayis ne se sont pas non plus laissés arrêter par le
monastѐre et ils ont déporté mes deux soeurs le 2 août 1942. Depuis, on a perdu toute trace d’elles.  »