Introduction : la prière, un acte essentiellement phénoménologique
Edith Stein durant toute sa vie n’a fait que relier sa vie et sa pensée, son enseignement et ses actes. Ainsi en est-il de son enseignement et de son expérience de la prière : elle vivait ce qu’elle enseignait et vice versa.
Edith Stein, juive, phénoménologue, femme, chrétienne catholique, religieuse carmélite, mystique, habite dans toutes ses dimensions sa prière, car elle reste une personne authentiquement cohérente et vraie. Et si Edith Stein, nous enseignant et vivant de la prière, posait un acte authentiquement phénoménologique, car prier serait l’acte par excellence d’être en vérité avec soi et le Soi, elle qui disait que sa quête de vérité était son unique prière, alors qu’elle était athée. Si la phénoménologie est retour aux choses mêmes, comme le dit Husserl, ou encore ce qui vient à la lumière, selon Heidegger, la prière selon Edith Stein ne serait elle pas aussi à retour à la source originelle du sens de sa vie, de toute vie chrétienne, se laisser traverser par la lumière du Christ. En d’autre termes, en guise de prélude, nous pourrions dire, en langage phénoménologique, que la prière est le retour à l’essence du Sens, se laisser traverser par la lumière de la vérité, lumière de connaissance et lumière essentielle qu’est le Christ. L’époké phénoménologique de la prière serait revenir à l’Essence du réel qu’est Dieu, en suspendant de notre raisonnement méditatif tout ce que nous pensons connaitre ou savoir sur Dieu : c’est accueillir Dieu tel qui se représente à nous dans le silence du coeur, non tel que nous nous le représentons avec nos croyances et jugements subjectifs.
Kant disait que les définitions arrivent à la fin. Inversons le propos et commencons peut être par définir ce qu’est, pour Edith Stein la prière, à travers sa vie et aussi ses écrits. Car avant d’être une définition, des mots, la prière est de l’ordre d’un état de vie, d’une attitude spirituelle qui marque l’existence de la vie chrétienne. Se tenir devant pour tous serait donc par essence l’acte phénoménologique de la prière, une prière qui est avant tout une manière d’être, un retour à la source du sens, comme direction, signification et but, qu’un faire, qu’une série d’actes à accomplir. Comme vie et pensée sont intiment liés chez Edith Stein, nous nous intéresserons à la place de la prière dans la vie d’Edith Stein, d’avant sa conversion jusqu’à sa vie au Carmel, en essayant d’en laisser transparaitre quelques définitions de la prière, qui revêt plusieurs dimensions, car une prière authentique ne s’enferme sous une seule définition.
La place de la prière dans la vie d’Edith Stein
La vie de prière d’Edith Stein serait comment des perles, des pépites d’or semés sur ce chemin de conversion, de foi, qui traduisent l’intensité de sa relation au Christ, qui est le centre de sa vie comme elle le dit dans une lettre à son ami Roman Ingarden. Nous pouvons jalonner sa découverte de la prière en trois grandes périodes : la prière avant sa conversion, après sa conversion (avant son entrée au Carmel), pendant sa vie religieuse au Carmel.
- Avant sa conversion
Dés les premières années de sa vie, Edith Stein va abandonner la pratique de la prière juive. Lors d’un séjour chez sa soeur Erna à Hambourg, elle dit qu’elle a cessé de prier. Durant cette période, elle dit même qu’elle abandonna la prière de son enfance, sa seule et unique prière étant lla recherche de la vérité, cette quête du Sens et de sens. Quand elle entrera à l’université et découvrant la phénoménologie, revenir à l’essence des choses, elle qualifiera cela aussi d’une unique prière, car c’est le coeur de sa vie. La quête de vérité devient le centre et le coeur de sa vie, comme la prière est le coeur de la vie du chrétien. Nous pouvons dire qu’Edith Stein avant sa conversion, a une définition laique, intellectuelle de la prière, comme d’un acte reflexif qui nous tourne au coeur, au centre de l’existence. Philosopher, rechercher la Vérité, devient pour elle une forme de prière.
L’autre expérience de la prière qu’elle découvre dans sa vie sera les cours de phénoménologie avec Max Scheler, qui va lui ouvrir tout un chemin qui lui était inconnu. Edith Stein dira d’ailleurs que Scheler va lui ouvrir la porte au phénomène religieux, au monde de la foi, un monde qui lui était étranger. En phénoménologue, la place du religieux fait donc son entrée dans sa vie. La prière fait donc son entrée dans sa démarche philosophique. La prière fait donc partie d’un monde religieux qui peut entrer dans son champ de reflexion philosophique sans pour autant qu’elle en est une expérience pratique.
Sa première vraie rencontre avec le Christ, à la prière apparait lors d’une visite avec sa soeur Erna à Hambourg dans la cathédrale. Elle même le raconte : une femme entre dans la cathédrale avec son panier de courses, prend un temps de coeur à coeur avec ce Dieu qui était inconnu à Edith Stein, puis repart. C’est une expérience de prière, de foi qu’elle n’a jamais pu oublié: dans sa fréquentation de la vie de prière juive, les fidèles ne venaient que pour l’office. Là elle découvre une autre forme de prière, plus personnelle, privée, intime. Cette femme vient prier au milieu de ses occupations de la journée. La prière devient alors une activité personnelle, intime, seul avec le Seul. Il s’agit de la première expérience forte d’Edith Stein avant sa véritable conversion où elle rencontre le Christ à travers la foi forte d’Anna Reinach, alors qu’elle vient de perdre son mari au front, la conversion étant accomplie définitivement par sa lecture de la Vie de Thérèse d’Avila : Là est la vérité !
Entre ses premières années et sa conversion au catholiscisme, nous pouvons voir que la notion de prière a évolué, passant d’une approche intellectuelle, laïque à une approche croyante, personnelle, la vision qu’avait Edith de la prière s’est transformé, comme elle a grandi en tant que femme, femme intellectuelle et femme de foi. Voyons désormais en quoi la notion de prière prend tout son sens dans sa vie post-conversion, quand elle est enseignante chez les Dominicaines de Spire (1922-1931), puis comme conférencière à l’Institut Pédagogique de Münster (1931-1933).
- Après sa conversion
Après son baptême en 1922, Edith Stein devient enseignante chez les dominicaines de Spire. Plusieurs de ses élèves remarquent la profondeur de sa vie de prière, invisible à l’oeil nu, mais qui transparaissait dans son être.
Nous pressentions le mystère, la splendeur cachée d’une vie transformée par la foi. Ainsi nous révéla-t-elle ce que pourra être une foi profonde, parfaitement harmonisé par une attitude de vie : elle était un exemple par sa seule tenue, elle était un être silencieux et calme qui nous dirigeait davantage par sa manière d’agir que par ses paroles; Je crois avoir reconnu d’elle le témoignage de son silence: elle avait un si grand cœur ouvert à tout ce qui est beau mais secrètement réservé à Dieu seul.
L’expérience de prière d’Edith que pouvait pressentir ses étudiants à Spire est de l’ordre de mystère. Ils saisissaient que ce contact amoureux avec Dieu était de l’ordre du secret, d’une brise légère, un fin silence, mais qui transparaissait extérieurement sur toute la personne d’Edith. Finalement, ce qui semblait frapper les étudiants d’Edith, ce n’était pas ses paroles, mais son être, un être vivant en Dieu dans sa pleine et concrète humanité. Sa prière habitait tellement Edith que ce qui frappait les gens, ce n’est n’était pas ses paroles, mais son agir, envahi et illuminé par la foi. De plus, ce qui paraissait édifier les étudiants chez Edith, c’était son attitude devant Dieu, sa posture, sa tenue face à l’Invisible. L’attitude d’Edith, autant dans sa vie que dans sa manière de prier, marquait et édifier ceux qui la côtoyait.
C’est aussi la période pour Edith Stein où elle approfondit sa vie de prière personnelle dans sa fréquentation de l’abbaye bénédictine de Beuron, avec Don Raphael Walzer, son directeur spirituel et père abbé. Beuron fait partie de ces abbayes qui a été moteur du mouvement liturgique. Edith Stein puise à cette liturgie et y découvrir la beauté et le silence de la prière, elle qui prend l’habitude de vivre le triduum pascal chaque année. Le témoignages de moines bénédictins, la trouvant en prière bien avant le début de l’office, dit quelque chose de son recueillement silencieux, de l’habitation de sa prière au sein de cette liturgie, qui la nourrit. Lors de son séjour à Spire, nous avons aussi le témoignage de soeurs dominicaines qui la voyait prier silencieusement dans la chapelle et qui témoigner alors d’une forte présence mystérieure de son être, ou la voyant prier au bord de la fenêtre, les bras en croix. Edith Stein vivait de sa prière, notamment par son attitude d’être. La prière, pour elle, est donc plus de l’ordre de l’être, d’une posture intérieure, que du faire, de l’action.
Sa double expérience à Beuron, par la liturgie bénédictine, et Spire, chez les dominicaines, auront marqué Edith Stein et cela respirait dans sa manière de prier et transmettre une forme de témoignage de la prière. Quand elle entre au Carmel, tout ce qui transpirait dans son être sera donné à voir dans ses écrits spirituels.
- Au Carmel
Edith Stein, soeur Thérèse-Bénédicte, entre au Carmel le 15 octobre 1933. elle vit sa vie religieuse comme toute donnée à Dieu. D’ailleurs, toute sa vie donnée au Carmel est une attitude de prière, comme elle le rapporte dans une lettre : quiconque entre au Carmel n’est pas perdue pour les siens, il est gagnée au contraire, car notre vocation est de nous tenir devant Dieu pour tous. Il y a là un témoignage puissant et vivant de son être de prière : être debout devant Dieu pour le monde est sa prière. Au coeur de différents textes, soeur Bénédicte nous enseigne sur ce que signifie pour elle la prière, à la fois une attitude, mais aussi une disposition. Citons-en quelques uns :
– Dans le mystère de Noël, méditation sur le mystère de l’Incarnation, qui nous conduit déjà au Calvaire, Edith Stein nous partage un peu de son intimité, un peu de sa manière de prier:
Ne serait-il pas possible de trouver une heure, le matin, où l’on se rassemble au lieu de se disperser, où l’on puise des forces au lieu de les dissiper, pour faire face aux tâches journalières? […] Certes, il faut plus que cette heure. Il faut que de cette heure à la suivante nous vivions de manière à pouvoir y revenir. Il n’est plus permis de se relâcher, ne fût-ce qu’un moment […] C’est précisément ce qui se passe dans nos rapports quotidiens avec le Seigneur. On devient de plus en plus sensible à ce qui lui plait et à ce qui lui déplait. On commence à se découvrir des laideurs qu’on s’efforcera de corriger, et des imperfections dont on aura peine à se défaire. On se fait progressivement petit et humble, on devient patient et indulgent pour la paille dans l’œil de l’autre, tout occupé que l’on est d’une poutre dans le sien. Finalement, on apprend à se supporter dans la lumière implacable de la Présence divine et à s’abandonner à sa miséricorde qui peut venir à bout de tout ce qui excède nos forces […] Quiconque s’est engagé sur cette route ne reviendra plus sur ses pas »[1].
– Dans son texte dédié à Thérèse d’Avila, où elle y raconte son itinéraire (Amour pour amour), elle s’arrête longuement sur la prière et nous en donne deux belles définitions sur lesquelles nous pouvons nous attarder :
La prière est la relation de l’âme avec Dieu. Dieu est amour est l’amour est Bonté qui s’offre elle même, une plénitude d’être qui ne reste pas enclose en elle même mais qui veut se communiquer, s’offrir aux autres et les combler de bonheur.[2]
Edith Stein qualifie la prière de relation, celle de l’âme avec Dieu. Mais par la suite, elle qualifie cette relation : il s’agit d’une relation d’amour, puisque Dieu est amour. Mais Dieu est plus qu’amour, il est bonté, une bonté qui s’offre, une plénitude d’être qui veut se communiquer, s’offrir aux autres et les combler de bonheur. La prière, pour Edith Stein, est donc relation d’amour et de bonté de Dieu, une relation où Dieu s’offre, se communique à l’âme et invite l’âme à faire de même pour combler le coeur de l’âme de bonheur. La prière est relation d’amour communicative et qui remplit l’âme de bonheur. La prière rend l’âme heureuse, heureuse de vivre de l’amour divin. La prière est aussi plénitude d’être, mais un être qui ne reste pas enfermé sur lui même, qui se suffirait à lui même, un être qui ne veut que se donner, se communiquer, s’offrir à l’extérieur de soi. La prière est donc à la fois une relation qui nous appelle au bonheur, mais aussi un bonheur relationnelle en plénitude qui se tourne de l’intérieur vers l’extérieur. La prière est cette expérience de l’intime qui se tourne vers le monde.
La prière est l’activité la plus haute dont l’esprit humain soit capable. Mais ce n’est pas un acte accompli par l’être humain seulement. La prière est une échelle de Jacob par laquelle l’esprit de l’homme va vers Dieu en s’élevant et la grâce de Dieu vers l’homme en descendant.[3]
La prière est relation, mais elle est aussi, pour Edith Stein, l’activité la plus haute dont l’esprit humain soit capable. La prière est une activité supérieure de l’esprit humain. Quelle belle définition de la prière que cette attitude de l’esprit humain de se tourner vers ce qu’il y a de plus noble, de plus haut. Dieu nous a doté d’une intelligence, de parvenir à lui par notre esprit. Par la prière, le premier accès, la première porte d’entrée peut se faire par l’esprit humain. L’homme entre en contact avec son Dieu par l’intelligence, par l’esprit et c’est la manière, l’attitude la plus élevée dont Dieu nous a dotés.
Cela rejoint la dernière définition de la prière pour Edith Stein: une échelle de Jacob. Dieu a besoin de notre esprit et nous avons besoin de la grâce de Dieu pour prier. On observe dans la prière ce double mouvement, pour Edith Stein. L’esprit de l’homme monte vers Dieu, puis la grâce de Dieu descend sur l’esprit de l’homme. Par la prière, il y a un mouvement ascendant et descendant. Par la prière, Dieu élève notre intelligence pour venir la remplir de sa grâce sanctifiante.
La prière, pour Edith Stein, revêt plusieurs dimensions dans sa vie et ses écrits : une attitude silencieuse devant Dieu pour tous; une relation d’amour, un amour plein où l’Etre divin veut se communiquer et y combler de bonheur l’âme qui entre en relation ; l’activité la plus haute dont l’esprit humain soit capable, dans un double mouvement ascendant et descendant.
Conclusion : devenir des êtres en prière authentiquement connectés à la source du Sens
Nous avions commencé notre propos par une tentative philosophique de définir la prière comme un acte éminnement phénoménologique. Dans sa recherche de la vérité, la prière est sans doute la quête absolu d’Edith Stein : être devant Dieu pour tous est devenir l’essence de la prière. Nous avons vu que toute sa vie a été une recherche constante d’un état de prière, d’une attitude en Dieu. Que ce soit par la découverte de la méthode phénoménologique, son insertion dans le cercle chrétien par son expérience à Hambourg ou sa rencontre avec Anna Reinach ou les cours de Max Scheler, l’ouvrant à un monde qui lui était tout inconnu, ou encore par sa lecture de Thérèse d’Avila et sa vie comme enseignante à Spire, Münster, puis comme carmélite à Cologne et Echt, jusqu’à l’aboutissement du chemin à Auschwitz, Edith Stein est une femme en quête du Sens. Ce Sens, elle l’a trouvé au Carmel, elle qui avouera que Celui ou Celle qui rentre au Carmel n’est pas perdu, mais il est au contraire gagné, car notre vocation est de nous tenir devant Dieu pour tous. Voici l’ultime vocation de la prière pour Edith Stein, vocation qu’elle vivra jusque dans les camps de la mort, elle qui dira dans sa dernière lettre qu’elle a pu prier jusqu’ici magnifiquement. C’est en cela qu’Edith Stein, Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix est pour nous un modèle de prière, une prière intégrale et authentique qui englobe toute la vie, toute l’existence. La vraie prière est celle où nous nous tenons devant Dieu pour le salut de tous les hommes en humanité, croyants et incroyants. Toute notre vie est appelée par vocation à être prière, à se faire prière.
C’est en cela que la prière est à la fois un acte phénoménologique, un acte qui nous revenir à l’essence du Sens, Dieu, l’Etre Eternel, mais aussi une attitude qui nous fait voir Dieu comme le premier phénoménologue de l’histoire, Celui qui nous fait revenir à la source de toute choses, à l’essence de l’Essence qu’Il est. Soyons donc des priants phénoménologues ou des phénoménologues priants, qui tendent chaque jour, par leur intelligence et leur coeur, vers la Source de leur vie, l’Amour infini de l’Etre Eternel. Si la vocation de la prière est de nous tourner vers Dieu, le phénoménologue est lui aussi appelé à revenir à la source du Sens, à sa vocation première, qu’est l’Amour de l’essence des choses, l’Amour du réel tel qu’il est et non tel que nous le pensons. La prière comme acte phénoménologique vient nous reconnecter, nous recentrer à la source vocationnelle de tout être, se tenir devant Celui qui est par essence et qui nous tourne vers le monde.
Si Edith Stein, par sa vie et sa pensée, a su nous transmettre ce gout, ce désir de la prière et que cela fait sens dans sa vie et ses écrits, nous aussi, chercheurs et passionnés de vérité, nous avons cet appel, cette mission à puiser dans la prière la Source qui va donner sens à notre vie, qui va vivifier notre pensée, car notre vocation est de nous tenir devant Dieu pour tous !
fr. Jean-Baptiste de Marie, Mère de la Vie, o.c.d.
[1] Mystère de Noël, « Voie de salut », pp. 49-50
[2]Source cachée, « Amour pour Amour », p. 118
[3]Source cachée, « Amour pour Amour », p. 118