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Témoignage de la sœur Cécile Rastoin – lauréate du Prix Ste Edith Stein

Chers amis

Tout d’abord je voudrais vous remercier l’association Edith-Stein et vous dire combien je suis honorée de ce prix inattendu que je reçois aujourd’hui.

Comment ai-je connu Edith Stein ? C’est une histoire qui remonte loin, cela fait maintenant 40 ans, le chiffre biblique par excellence pour dire le cheminement !… Un jour où nous allions en famille en Allemagne, ma mère nous invite à nous arrêter au carmel de Cologne, elle voulait trouver un livre de la philosophe Edith Stein. J’apprenais alors l’allemand au lycée et je me fis offrir un petit livre, pas trop intimidant : La prière de l’Eglise. Pour moi qui apprenais aussi la tradition juive, ce texte d’Edith Stein m’apparut comme une synthèse lumineuse de ce que j’entrevoyais sans avoir les mots pour le dire : Jésus était un Juif pratiquant et fidèle à la Loi, Edith Stein voyait le lien profond du dessein de Dieu, l’unité entre l’alliance donnée au Sinaï et celle donnée en Jésus. A partir de ce jour-là, j’ai gardé La prière de l’Eglise comme un trésor.

Ce n’est que quelques années plus tard qu’étudiante, je lis vraiment les œuvres d’Edith Stein, spécialement La science de la Croix. C’est une lumière nouvelle pour moi, qui m’aide à comprendre le cheminement intérieur vers l’union au Seigneur. Elle est « Thérèse-Bénédicte de la Croix » !

Quand je franchis la porte du Carmel, voici 27 ans, je pense bien que j’en ai fini avec tout travail intellectuel. Mais, alors que je suis encore novice, un frère carme, le P. Didier-Marie Golay recherche des traducteurs. Je commence ainsi à traduire des œuvres d’Edith Stein : tout d’abord les œuvres spirituelles qu’elle a écrites elle aussi au noviciat. Dans ce livre, je traduis avec émotion La prière de l’Eglise, qui a tant nourri mon adolescence. Puis je traduis Vie d’une famille juive et la correspondance. Là, je dois rendre grâce pour la gentillesse et les immenses connaissances de Mère Amata Neyer. Sans elle, le travail des notes de ces livres n’aurait été qu’un travail de traduction. Grâce à elle, c’était une véritable enquête policière avec des découvertes passionnantes, y compris sur l’origine française de la spiritualité carmélitaine d’Edith Stein. Je traduis enfin La science de la Croix, qui sort en 2014 en français. Je mesure davantage la précision et la probité intellectuelle d’Edith Stein, qui a creusé les sources en français, en latin, en grec, en espagnol pour ces recherches intellectuelles et spirituelles.  

Recevoir ce prix aujourd’hui me donne de mesurer le chemin parcouru pour faire connaître Edith Stein en France. En 2005, Mère Amata m’avait prédit qu’il fallait que je travaille avec Sophie Binggeli et que nous devions collaborer pour diffuser son œuvre en français. C’est le cas maintenant avec le groupe de recherche du Collège des Bernardins dont Sophie va parler sans doute.

Edith Stein mérite à mon avis d’être proclamée Docteur de l’Eglise par l’éminence de sa doctrine, par son prophétisme toujours actuel, par l’universalité de sa pensée. C’est ce sur quoi je travaille désormais. Déjà en 2005, lors des Journées mondiales de la Jeunesse, Sr Margareta (du carmel de Cologne) avait demandé au pape Benoit XVI, avec une hardiesse toute carmélitaine, qu’Edith Stein soit déclarée Docteur de l’Eglise !La parole d’Edith Stein était prophétique dans les années trente, elle semble toujours plus pertinente dans les débats d’aujourd’hui. Elle pourrait être une ambassadrice fantastique de la pensée catholique, intellectuellement ouverte, éthiquement exigeante, spirituellement dynamisante.

Edith Stein a révolutionné le lien entre judaïsme et christianisme. Elle a marqué le cardinal Lustiger, archevêque de Paris (de 1981 à 2005), dont les origines familiales étaient silésiennes comme les siennes, et elle a aussi influencé la pensée de saint Jean-Paul II. Ses écrits comme ses prises de position (dont sa lettre au Pape, si prophétique, de 1933) ouvrent un chemin d’une compréhension renouvelée de l’importance du judaïsme vivant pour un chrétien d’aujourd’hui. C’est un point que je travaille sans cesse, entre autres dans le petit livre Enquête sur la source (traduit en hongrois et bientôt en portugais brésilien).

Face aux divisions entre chrétiens, Edith Stein montre son œcuménisme de manière pratique (sa marraine de baptême étant protestante) mais aussi par son style de réflexion ecclésiale, ancrée dans l’Ecriture. « La miséricorde divine ne s’arrête pas aux frontières visibles de l’Eglise »

Edith Stein peut aussi être considérée comme une pionnière du féminisme : elle a milité pour le droit de vote des femmes, le droit d’accession aux chaires universitaires etc. Mais surtout, elle va approfondir une réflexion sur la différence sexuelle, qui est en avance sur son temps. Nous n’en serions pas là aujourd’hui dans nos débats de société si nous catholiques nous l’avions davantage écoutée et travaillée. Dès les années trente, elle a appelé les catholiques à développer une réflexion critique et constructive. Elle est en cela héritière d’un judaïsme qui donne une place très importante à la femme sans chercher à niveler les différences. Mais elle annonce fermement l’importance accrue du rôle des femmes chrétiennes dans l’Eglise et la société. Sophie Binggeli a beaucoup travaillé ce thème. J’ai cherché moi-même à y contribuer modestement. A l’heure actuelle, Edith Stein peut aider l’Eglise, comme le pape Jean-Paul II l’avait bien compris, à élaborer une pensée et une pratique de la différence sexuelle, qui répondent aux aspirations actuelles d’égalité, en maintenant les différences enrichissantes.

Par sa réflexion sur l’Etat et les différentes communautés sociales, elle annonce un personnalisme qui s’oppose à l’individualisme consumériste ainsi qu’à tout totalitarisme (qu’il soit nazi, communiste ou autre). Permettez-moi de la citer plus longuement : « L’individualisme souligne seulement le droit de l’individu à l’épanouissement libre [et à la dissolution des liens] […] La vision contraire, que nous pouvons appeler socialisme (sans la subordonner à aucun parti déterminé) ordonne et subordonne entièrement l’individu à la communauté. […] Les conséquences, nous les voyons […] dans la domination des produits industriels et [dans…] le règne de l’homme moyen et des idées communes — vides, inauthentiques, sans cachet propre, sans âme. » (Conférence ESGA 16, p. 22-23) Elle développe ainsi la vision d’une autre voie pour la société, celle que nous avons aujourd’hui à chercher…

Edith Stein, avec tous ces centres d’intérêt, reste profondément phénoménologue dans sa manière de poser les questions. Elle s’est attachée à « jeter un pont » entre philosophe moderne et thomisme, selon son expression. Elle a voulu montrer comment l’Eglise ne doit pas craindre de s’enrichir, avec discernement, des courants de pensée de chaque époque. C’est d’ailleurs par ce biais-là que Karol Wojtyla l’a abordée en premier. Sa réflexion philosophique n’est jamais séparée d’une démarche intérieure, intériorisée, puis explicitement mystique : elle renoue ainsi avec la grande Tradition ecclésiale qui ne sépare pas spiritualité et réflexion intellectuelle. Elle permet de bâtir une anthropologie renouvelée à partir de l’expérience de l’intériorité carmélitaine. C’est ce qui me passionne aussi en tant que carmélite.

Edith Stein est une philosophe de l’empathie, cet accès universel ouvert à chaque être humain du vécu de son prochain (sujet de sa thèse). Selon elle, en entrant en empathie avec Jésus l’Homme-Dieu, tout être humain peut se laisser modeler par Dieu, quels que soient son appartenance, ses capacités, sa culture. Nous pouvons par empathie apprendre de Dieu à aimer de manière divine. Au carmel, surtout par l’oraison et par la vie en communauté, indissociablement.

Jean-Paul II n’a jamais caché sa référence à Edith Stein : grâce à elle, il a pu produire cette synthèse que recherchait la pensée chrétienne entre liberté de conscience et objectivité de la vérité. Foi et raison, hommes et femmes, juifs et païens, libres ou esclaves : tous ses sujets sont plus que jamais d’actualité ; il serait juste et noble que l’Eglise mette à l’honneur celle qui fut réduite au silence ! Edith Stein a, aujourd’hui encore, tant à dire aux chrétiens et au monde. Son martyre la rend proche de ceux qui meurent dans les violences barbares. Sa jeunesse d’étudiante sans pratique religieuse la rend accessible à tous ceux qui cherchent sans être sûrs. Elle qui a directement inspiré le grand Jean-Paul II, elle pourrait être entendue à l’heure actuelle de toute l’Eglise, voire même au-delà de ses frontières visibles, comme une femme saisie par l’Esprit de Dieu dans toutes les fibres de son être, cœur et raison…