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DISCOURS du fr. Didier-Marie Golay lors de la cérémonie de la remise des Prix Edith Stein 2023 à Wrocław

Mesdames, Messieurs,

Mon émotion est grande et ma joie est intense de me trouver ici à Wroclaw, dans la maison familiale d’Edith Stein, en ce jour de sa fête.

Je suis très honoré de me trouver parmi vous, membres de l’Association Edith Stein de Wroclaw pour recevoir avec d’autres le Prix 2023.

Ce fut une grande surprise quand j’ai appris par un appel téléphonique de madame Maria Kromp-Zaleska, directrice de cette maison, que j’étais l’un des lauréats du Prix Edith Stein 2023.

Je l’ai reçu comme un clin d’œil d’Edith elle-même.

En effet, étant au couvent de Lisieux depuis 12 ans, j’étais plus amené à travailler et à parler de la « petite Thérèse ». Mais ces derniers mois Edith se faisait plus présente à travers la rédaction d’une retraite spirituelle : Centrer sa vie sur le Christ avec Edith Stein, qui sera publiée en mai 2024 ; la préparation d’une session de formation de jeunes carmélites sur les vœux, où je vais présenter la pensée et les écrits de sœur Thérèse Bénédicte de la Croix ; enfin la préparation d’une retraite pèlerinage pour les prêtres du diocèse de Chartres sur les pas d’Edith à Beuron, Spire, Cologne et Echt.

Il y a bientôt quarante ans que j’ai découvert Edith Stein à travers La Science de la Croix que les carmélites de Besançon m’ont offert en 1985, alors que j’étais encore séminariste.

J’ai été séduit et conquis. J’ai alors cherché à mieux la connaître par diverses biographies et par ses écrits. De manière providentielle, j’ai reçu deux petits opuscules : La prière de l’Église et Le Mystère de Noël, auxquels vont s’ajouter des extraits de ses conférences, sous le titre La femme et sa destinée.

Ce n’est donc pas d’abord la philosophe que j’ai rencontrée, mais la femme de foi, la croyante, la chrétienne, celle qui s’émerveille devant le mystère de l’Incarnation rédemptrice et qui en parle avec simplicité et profondeur. J’ai beaucoup goûté ses conférences sur la femme dont l’actualité et la pertinence me semblaient – et me semblent toujours – d’une grande actualité pour notre monde.

Par divers articles et par des sessions, j’ai cherché à faire connaître sa vie et son message.

En 2003 et en 2004, j’ai eu la chance de pouvoir vivre deux temps de pèlerinage sur les pas d’Edith. Ce fut ma première venue à Wroclaw.

Ces deux pèlerinages m’ont donné l’idée de réaliser un album présentant sa vie et sa pensée avec de nombreuses illustrations. En 2009 paraissait aux Éditions du Cerf, Devant Dieu pour tous, vie et message d’Edith Stein, ouvrage pour lequel j’ai reçu le prix de l’Humanisme chrétien 2010.

Edith Stein m’a beaucoup apporté et m’apporte encore beaucoup. Elle est discrète mais très présente. Lors d’une étude sur la « rencontre » entre Edith et sainte Thérèse d’Avila, je me demandais si nous ne pouvions pas parler d’une « vraie rencontre », d’une « expérience intersubjective », en un mot d’une Einfühlung ? Je répondais par l’affirmative tout en précisant : « Une connaissance nouvelle est advenue, tant du monde extérieur que du monde intérieur, parce qu’Edith s’est laissée rejoindre par une expérience autre qui, tout en se dévoilant à elle, la dévoilait à elle-même. Pour le croyant, ceux qui nous ont précédés sont vivants, nous pouvons donc bien parler d’une “rencontre”, d’une Einfülhung, entre Thérèse de Jésus et Edith Stein, même s’il nous faut préciser que la transformation ne s’est produite que dans un sens. Thérèse a impressionné Edith mais ne fut pas impressionnée par elle[1] ».

Avec sans doute une audace un peu inconsciente, il me semble qu’une “vraie rencontre”, une Einfülhung s’est produite entre sainte Thérèse Bénédicte de la Croix et moi, à son initiative, bien sûr, dans la communion des saints.

Cela vous explique l’émotion et la joie qui sont les miennes en recevant ce prix Edith Stein 2023.

Je suis frappé de voir comment la présentation de la vie et des écrits d’Edith touche nos contemporains et je me désole du peu de textes traduits en français, alors que l’Espagne et l’Italie bénéficient de la traduction de tous ses écrits. Je voudrais relever quelques points qui me semblent importants :

  1. Elle nous entraîne dans le sillon de la Déclaration Conciliaire Nostra Ætate[2]. Juive et chrétienne, elle « a chéri sa double appartenance, même si cela déconcerte les chrétiens et les juifs. Qu’une chrétienne meure comme juive ne lui a pas paru plus choquant qu’une juive vivant comme chrétienne[3] ». Elle nous est donnée par Dieu pour que nous entrions dans ce mystère divin où la Nouvelle Alliance ne supprime pas la Première Alliance, où le peuple choisi subsiste à côté de l’Église.
  2. Son actualité ne se limite pas aux juifs et aux chrétiens car, plus largement, c’est à tout homme et à tout l’homme qu’elle adresse cet appel à la sainteté : « J’ai toujours été très loin de penser que la miséricorde de Dieu se limite aux frontières de l’Église visible. Dieu est la Vérité. Qui cherche la Vérité, cherche Dieu, qu’il le sache clairement ou non[4] ».

Elle nous montre l’importance du travail intellectuel, et en même temps son dépassement.

  • Thérèse-Bénédicte nous est étonnamment proche parce qu’elle a cherché un sens à sa vie, parce qu’elle a voulu « être » et être pleinement. Elle a connu l’angoisse, le mal de vivre, l’épreuve… Elle peut être un guide aujourd’hui pour nous apprendre à poser un regard de foi sur nos existences et sur les événements de l’histoire, malgré leurs incohérences apparentes : « Ce qui n’a pas été dans mes projets s’est trouvé dans les projets de Dieu. Et plus souvent que se présentent à moi de tels événements, plus vivante devient en moi la conviction de foi qu’il n’existe pas de hasard – vu de la part de Dieu –, que toute ma vie, jusqu’à ses détails, est prévue dans le plan de la providence divine et qu’elle est, devant les yeux de Dieu qui voient tout, une cohérence intelligible parfaite. Alors je commence à me réjouir à l’avance de la lumière de gloire, où me sera dévoilée cette cohérence intelligible[5] ».
  • Thérèse-Bénédicte a longuement cherché et, finalement, elle a été trouvée par Celui qu’elle cherchait sans le savoir. Réfléchissant sur les limites, sur la finitude de son être, elle découvre Celui qui, plus intime à elle-même qu’elle-même, la soutenait dans l’existence, lui donnant « la vie, le mouvement, et l’être » (Ac 17, 28). Elle le découvre comme Celui qui se donne lui-même, comme Celui qui veut communiquer sa sainteté, sa vie : « Dieu est Amour et l’Amour est Bonté qui s’offre elle-même, une plénitude d’Être qui ne reste pas enclose en elle-même mais qui veut se communiquer, s’offrir aux autres et les combler de bonheur[6] ».
  • Les saints ont chacun leur spécificité. Il me semble que la grâce particulière que nous pouvons demander et attendre d’Edith Stein est l’authenticité. Lors de sa prise d’habit, son Maître Edmund Husserl disait à son sujet : « En elle tout est authentique[7] ». Cela apparait clairement dans la prière qu’elle adresse à la Vierge Marie lors de sa retraite préparatoire à sa profession solennelle, le mardi de Pâques, 19 avril 1938 : « Je sais que ce que j’ai dit et écrit sur la vérité m’engage très sérieusement. Rappelle-le moi toujours lorsque je glisse de l’être vrai dans le paraitre[8] »

En avril 2003, les Carmes Déchaux étaient réunis en Chapitre Général à Avila. Quelques provinciaux dont je faisais partie ont proposé à l’assemblée capitulaire de faire une demande au Saint-Siège, en vue du doctorat d’Edith. La demande avait alors été rejetée, sans doute était-elle prématurée.

Je me réjouis de voir que les temps ont changés et que désormais la cause du doctorat avance.

Je souhaite que ces travaux puissent intégrer les dimensions spirituelles de l’œuvre d’Edith Stein.

J’aimerais, pour conclure, indiquer quatre points, parmi d’autres, qui me semblent fondamentaux :

  • Sa présentation de l’Eucharistie comme lieu de naissance de l’Église[9] – qui rejoint la tradition bizantine – et comme lieu d’épiclèse pour recevoir la plénitude de l’Esprit Saint[10] ;
  • L’audacieux parallèle qu’elle effectue entre l’union à Dieu vécue par le Christ dans la présence hypostatique, et celle vécue par Marie dans le « dévouement de tout son être au service du Seigneur[11] » ;
  • La présentation qu’elle fait des vœux religieux comme lieux de participation à la vie intra-trinitaire[12].
  • Je noterai un dernier point : à la fin de l’étude qu’elle a faite en 1940, intitulée Voies de la connaissance de Dieu et qui a pour sous-titre : La « théologie symbolique » de Denys l’Aréopagite et ses présupposés factuels, elle ajoute la remarque suivante : « Si nous voulions maintenant aborder de manière théologique la pensée que Dieu est le théologien primordial (Ur-Theologue), nous devrions prendre comme fondement le dire de Dieu qui lui est le plus propre, le dire de la Parole divine. Et comme symbole primordial (Ur-Symbol) il faudrait alors envisager la Parole faite chair[13] ».

Nous devons entendre cette expression finale avec, en écho, la « définition » existentielle du symbole qu’elle donne dans la Science de la Croix[14], où elle explique qu’une première expérience vient toucher le fond de l’être. Une autre expérience qui peut être très différente dans sa factualité va toucher également le fond de l’être. La première expérience va servir de symbole pour permettre de dire quelque chose de la seconde. Plus le nombre d’expériences s’accroît plus l’harmonique symbolique devient riche. Nous pouvons illustrer cela avec l’exemple de la nuit. Lorsque nous faisons l’expérience de la nuit cosmique, notre être tout entier est saisi et perd ses points de repères habituels. Lorsqu’une expérience d’un autre type va nous faire éprouver une perte de repères, la nuit cosmique servira de symbole pour rendre compte de la seconde expérience.

Nous percevons, qu’avec cette compréhension du symbole, parler du Christ comme « Ur symbol » comme symbole premier, originel, c’est dire que c’est en lui que toutes nos expériences prennent sens et cohérence. Et qu’il est la clef de déchiffrement de notre histoire et de l’histoire de l’humanité.

Du fond du cœur, je vous remercie pour le prix que vous me décernez et qui est un encouragement pour continuer à faire découvrir, connaître et aimer la belle figure d’Edith Stein, sainte Thérèse Bénédicte de la Croix et son message qui demeure actuel et pertinent pour notre temps.

Merci de votre attention.


[1] Edith Stein, L’art d’éduquer, regard sur Thérèse d’Avila, Ad Solem, 1999, p. 26-27.

[2] « C’est pourquoi l’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les Gentils. » Nostra Aetate, n° 4, in Concile Œcuménique Vatican II, Éditions du Centurion, 1967, p. 697.

[3] Xavier Tilliette, s.j., « Edith Stein », Études 269 (1988), p.348.

[4] Lettre du 23 mars 1938, à Sr Adelgundis Jaegerschmid, o.s.b., in Correspondance II, p. 380.

[5] Edith Stein, L’être fini et l’être éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être, Nauwelaerts/Les Belles Lettres, 1972, 118

[6] Edith Stein, « Amour pour amour », in Source Cachée, œuvres spirituelles, Cerf/Ad Solem, 2011, p. 118.

[7] Paroles rapportées par Sœur Adelgundis Jaegerschmid, osb, in Élisabeth de Miribel, Comme l’or purifié par le feu, Plon, 1984, p. 170.

[8] Edith Stein, Le secret de la croix, CERP/ Parole et Silence, 1998, p. 73.

[9] Edith Stein, « La prière de l’Église », in Source Cachée, œuvres spirituelles, Cerf/Ad Solem, 2011, p. 55.

[10] Edith Stein, « La prière de l’Église », in Source Cachée, œuvres spirituelles, Cerf/Ad Solem, 2011, p. 74.

[11] Edith Stein, La femme, cours et conférences, Cerf/Éditions du Carmel/Ad Solem, 2008, p. 335.

[12] Edith Stein, « Les trois rois mages, 6 janvier 1942 », Carmel 89 (1998/3), p. 35-38.

[13] Edith Stein, Science de la Croix, Cerf/Éditions du Carmel/Ad Solem, 2014, p. 64.

[14] Edith Stein, Science de la CroixCerf/Éditions du Carmel/Ad Solem, 2014, p. 134-139.